Alain de Benoist - La ligne de mire, II
Jean-Jacques Rousseau ( 1712 – 1778 ) représente dans l'histoire des idées un cas assez curieux. Non seulement il n'a cessé depuis deux siècles de faire l'objet de jugements véritablement passionnels ( on l'adore ou on l'exècre ), mais peu d'auteurs ont suscité comme lui autant d'interprétations contradictoires. Il est pour la plupart l'un des grands inspirateurs de la Révolution, mis on l'a aussi placé à l'origine du nationalisme allemand. On a vu en lui un individualiste convaincu, un inadapté social, un doux rêveur cherchant la dissolution de son moi, en même temps qu'un logicien fanatique et un adepte de la discipline spartiate. On l'a considéré comme un rationaliste, mais aussi comme le prophète d'une morale et d'une religion fondée sur le seul sentiment. On l'a représenté comme le père du romantisme et comme un précurseur du socialisme d'Etat. Taine l'accuse de collectivisme, Benjamin Constant de despotisme, Proudhon voit en lui un théoricien et un apologiste de la tyrannie. La droite française, qui l'a rarement lu, en a fait sa bête noire. Les libéraux le rendent responsable de la "déviation" de la Révolution Française et le placent à l'origine d'un courant "totalitaire" qu'ils font volontiers aboutir à Karl Marx 1 )Pour Rousseau, le contrat social reste, en effet, dans une large mesure à écrire : les limites du possible n'ont pas encore été atteintes et la société meilleure est encore à venir. La droite traditionnelle, plus radicale dans sa critique, reproche à Rousseau l'idée même de contrat social et ramasse, sous le terme de "rousseauisme", une anthropologie rêvée dont la malfaisance ne se serait jamais démentie. Rousseau est alors présenté, sans plus, comme le père de l'égalitarisme et l'auteur de théories absurdes sur le "bon sauvage" et "l'homme naturellement bon". Typique de cet état d'esprit est le portrait que drese Charles Maurras du "misérable Rousseau" : "Ni l'esprit de famille, ni l'esprit de parti, ni cet intérêt politique qui aurait odéré tout autre Genevois n'étaient capables de tempérer la rage mystique de ce batteur d'estrade malheureusement né, foutté de travers par une vieille demoiselle, et gâté jusqu'aux moëlles par ses premiers amis. Capable de tous les métiers, y compris les plus dégoûtants, tour à tour laquais et mignon, maître de musique, parasite, homme entretenu, il s'est instruit à peu près seul : comme le capital intellectuel, le capital moral lui fait défaut (...) Né sensible et versatile, tout à fait impuissant à s'attacher avec force à la vérité, ses raisonnements différents ne concordent jamais qu'à la cadence de sa plainte, et l'on trouve chez lui, à doses presque égales, l'homme criminel, l'homme sauvage et le simple fou." ( 2 ) La pensée de Rousseau n'en a pas moins exercé une influence considérable, qui s'étend d'ailleurs très au-delà des milieux intellectuels ou politiques auxquels on la restreint souvent ( 3 ). Mais cette influence, dès l'époque même de Rousseau, semble s'être située beaucoup plus au niveau de la sensibilité que de la doctrine. Elle ne s'est pas tant exercée à partir des textes qu'en fonction des interprétations et des simplifications, souvent abusives, qu'on en donnait. Rousseau est un auteur que l'on cite souvent, maiq qui paraît n'avoir guère été vraiment lu. En outre, c'est surtout à ses oeuvres de jeunesse qu'on se réfère en général; ses projets de constitution pour la Corse et la Pologne sont trop souvent ignorés, surtout parmi ses adversaires. Enfin, ce n'est guère qu'au XXème siècle qu'on a commencé à étudier sérieusement son oeuvre et qu'on a reconnu l'unité de sa pensée ( 4 ). Toutes ces controverses attestent en tout cas que la pensée de Rousseau ne se laisse pas résumer dans des formules toutes faites. Nous proposons donc de relire Rousseau, non pour le "réhabiliter" ( il n'en a nul besoin ), mais pour aller au-delà des idées reçues et découvrir un auteur qui mérite sans doute mieux que l'image que ses admirateurs comme ses ennemis ont trop souvent donnée de lui. Rousseau écrit : "L'homme est naturellement bon". Cependant, on peut lire au début de l'Emile : "Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme." Que penser alors de cet être dont on affirme la bonté naturelle, mais qui ferait "dégénérer" tout ce qu'il touche ? En outre, dans la formule "naturellement bon", quel est le mot qui compte le plus ? Rousseau veut-il dire simplement que l'homme est bon, et qu'il l'est d'autant plus que cette bonté lui est naturelle, ou veut-il dire que c'est en tant qu'être de nature que l'homme est bon ? L'importance que Rousseau donne à la "nature" suggère évidemment la seconde interprétation. Mais ce dernier terme est lui aussi équivoque. La thématique du "retour à la nature" est à la mode au XVIIIème siècle. Chez Diderot, chez l'Abbé de Raynal et tant d'autres, elle nourrit toutes sortes de spéculations sur le"bon sauvage", sur l'"âge d'or", etc... ( 5 ). Est-ce bien de cela qu'il s'agit chez Rousseau ? Un tel mot d'ordre a de plus des significations très différentes selon l'idée que l'on se fait de la "nature". L'Eglise, par exemple, a toujours prêché la "morale naturelle", alors que Nietzsche dénonce "la morale comme antinature" ( titre de l'un des chapitres du Crépuscule des idoles ). En fait, il suffit de lire Rousseau pou s'apercevoir que le mot "nature" est pris dans deux acceptions très différentes. "Naturel" se rapporte tantôt à ce qui est originel, tantôt à ce qui est authentique ou essentiel. Et l'on constate que, très vite, c'est la seconde acception qui l'a emporté.Lorsqu'il évoque l'"état de nature", Rousseau se montre par ailleurs beaucoup moins utopiste que bien des philosophes des Lumières. Au début de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ( 6 ), il dit explicitement qu'il n'a jamais eu l'intention de dépeindre un état originel de l'humanité, car on ne pourra jamais savoir en quoi celui-ci consistait, ni même si l'"état de nature" a jamais existé. Contrairement à nombre de ses contemporains, Rousseau ne se tourne pas plus vers un passé très reculé, qu'il reconstruirait à sa guise, qu'il ne croit possible d'apprendre quelque chose sur la "nature" humaine auprès des peuplades dites "sauvages". L'état de nature n'est pas tant chez lui un concept historique qu'une idée spéculative et régulative permettant d'organiser les faits. Elle est une fiction qu'il utilise pour expliquer l'apparition des phénomènes sur lesquels s'exerce sa critique. Il en va de même de l'idée de "contrat social" qui, dit-il, fait partie "des vérités hypothétiques et conditionnelles". ( On dirait aujourd'hui : une hypothèse de travail ). Rousseau oppose en revanche l'"homme naturel" et l"homme policé". Mais ces deux catégories se dédoublent aussitôt : de même que l'homme policé comprend aussi bien le bourgeois que le citoyen ( on y reviendra plus loin ), l'homme naturel comprend l'homme naturel sauvage et l'homme naturel vivant en société. Or, on peut se demander si le premier est véritablement un homme. Rousseau le décrit comme "un être stupide et borné", "lié par la nature au seul instinct" : "borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête" ( Discours ). Ce sauvage, guidé par le seul "amour de soi", est un solitaire qui vit en autarcie. Il est autosuffisant en ce sens qu'il n'entretient de relations individualisées avec personne. Il n'a ni moralité, ni croyances, ni raison, ni langage. La condition de cet être naturel ne se distingue donc nullement de celle des animaux. L'homme sauvage, soumis à une stricte sélection naturelle, est d'abord un vivant parmi d'autres. Rousseau entend par là semble t'il, affirmer l'origine animale de l'homme. C'est un point de vue assez différent de celui de ses contemporains. Dans l'état de nature, Rousseau ne voit pas le point de départ d'un développement linéaire inéluctable. L'état de nature que décrit la première partie du Discours est essentiellement statique; en théorie, l'homme aurait pu y demeurer éternellement, jouissant perpétuellement du "bonheur" lié à son animalité. Cet homme sauvage est de toute évidence un être imaginaire, une sorte d'idéal-type dont Rousseau a besoin pour mettre en scène ses autres catégories. Car si le sauvage n'est pas un homme en acte, il l'est quand même potentiellement. Il est solitaire, mais non pas insociable. Il a "des vertus sociales en puissance" . Ainsi, pour Rousseau, la sociabilité ne découle pas de la nature, mais elle ne va pas non plus contre elle. L'homme est social dès qu'il est homme, au sens plein du terme. Il n'est donc pas éxagéré de dire, avec Louis Dumont, que Rousseau, contrairement à l'interprétation que l'on donne souvent de sa pensée, reconnaît pleinement le caractère social de l'homme, c'est à dire son appartenance à une société concrète comme condition nécessaire de son éducation à l'humanité. ( à suivre ... ) |